Les violences sexuelles peuvent avoir lieu partout, y compris derrière les fourneaux. Près de trois ans après le retentissement mondial de #MeToo, l’omerta règne encore dans la gastronomie française. Mais cette loi du silence a trop duré. À mesure que le temps passe, les langues se délient. Dans une enquête longue de deux mois et publiée ce vendredi 13 novembre, M Le magazine du Monde a recueilli une vingtaine de témoignages de cheffes. Toutes, à l’exception notable de l’une d’entre elles, dressent le même constat : au minimum un climat de harcèlement, fait de remarques sexistes, de gestes déplacés, et souvent des agressions. Voire des tentatives de viol.

«Tout le monde ferme les yeux et tout le monde a peur. Il y a des menaces extrêmement violentes : « Si tu ouvres ta gueule, tu ne retravailleras plus jamais nulle part. » Donc, tout le monde participe à ce système», affirme Laëtitia Visse, à la tête du restaurant marseillais La Femme du boucher. «On sait qu’une main au cul c’est interdit, mais c’est tellement banal, ça ne choque absolument personne. À partir du moment où tu es en cuisine, tu as choisi, tu subis, tu fermes ta gueule et tu acceptes. En fait, quand on est une femme en cuisine, on est formatée pour tout accepter.»

Le 16 août déjà, le site culinaire Atabula avait recueilli le témoignage de jeunes cheffes lassées de l’ambiance délétère des cuisines. Elles aussi décrivaient «un climat généralisé dans lequel certains chefs se pensent tout permis, ignorant les limites de l’acceptable et de l’inacceptable, ignorant également les frontières du légal et du répréhensible».

« Un jour, ces grands chefs tomberont »

«Te baisse pas comme ça, tu vas prendre neuf mois !» ; «Je viens travailler tous les matins juste pour mater tes seins» ; « J’embauche pas de femmes, elles sont plus faibles que les hommes»… Créé en juillet 2019 par Camille Aumont Carnel, ex-élève de Ferrandi, le compte Instagram «Je dis non chef !» compile les commentaires entendus par des femmes du milieu de la restauration. Qu’elles soient cheffes, apprenties ou stagiaires, nombreuses sont celles qui ont subi du sexisme. À force, certaines ont même décidé de raccrocher le tablier et de se reconvertir. «Même sans attouchement ou quoi que ce soit, entendre des blagues lourdes tous les jours, à force, ça ne donne plus envie d’aller bosser», regrette Alexia Duchêne, candidate de la dixième saison de «Top Chef», auprès d’Atabula.

Celle qui a récemment annoncé son départ du restaurant Datsha Underground, à Paris, a elle-même fait les frais du sexisme des fourneaux. Dans une interview à Melty accordée en juillet 2019, Alexia Duchêne détaillait déjà les «trucs pas hyper cool» vécus en cuisine : des mains aux fesses, des SMS déplacés reçus en pleine nuit alors qu’elle avait 15 ans et ceux qui «te parlent mal». Depuis, un an s’est écoulé et la donne n’a pas beaucoup changé. «On voit que de nombreux chefs assez établis dans le milieu ne se sont pas fait sanctionner, contrairement à ce qu’on a pu voir pour Harvey Weinstein par exemple.» Une chose est sûre : la jeune cheffe parisienne n’a pas l’intention de se taire. «Il faut en parler car, un jour, ces grands chefs tomberont. On ne voudra plus aller chez eux, parce qu’ils se comportent comme des m****s, et c’est à ce moment là qu’on aura vraiment gagné.»

Sensibiliser les équipes

Le 12 août, la brèche a été ouverte. Dans un post Instagram, la journaliste culinaire Julie Mathieu a révélé qu’un jeune chef parisien réputé était accusé par plusieurs femmes de harcèlement et d’agressions sexuelles. «Il y a quelques semaines, nous avons été effarées d’entendre qu’un jeune chef, bien connu de la foodosphère parisienne, serait coupable de harcèlements et d’agressions sexuels sur plusieurs femmes travaillant pour lui ou évoluant dans le milieu de la gastronomie», écrit la rédactrice en chef des magazines Fou de Pâtisserie et Fou de Cuisine. «Nous avons pris le temps de recouper les informations, de recevoir et de lire différents témoignages. Mais les faits semblent malheureusement se confirmer aujourd’hui, et même se révéler un peu plus chaque jour», poursuit-elle, avant de saluer le courage des victimes qui osent briser le silence.

Pendant que la parole se libère, certaines – à l’instar d’Alexia Duchêne – ont pris les devants. Pour l’ancienne candidate de «Top Chef», il s’agit de sensibiliser les équipes majoritairement masculines aux violences sexistes et sexuelles. À son équipe, elle a notamment raconté son viol, à 15 ans, par trois garçons de dix ans de plus qu’elle. «C’est pas évident, c’est même très dur, mais ils ne se rendent pas compte que ça peut partir d’un rien, et arriver à tout le monde. Lorsque j’ai revu les mecs au procès, ils avaient du remords, ils ont dit qu’ils ne se rendaient pas compte. Mais les hommes n’ont tellement pas l’habitude d’avoir des représailles…» Le vent est en train de tourner.

*Cet article, initialement publié le 21 août 2020, a fait l’objet d’une mise à jour.