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« Je crains que les applis de livraison ne finissent par se débarrasser des restaurateurs »

Dans The Next Supper, le journaliste Corey Mintz s’intéresse à ces applis et à la manière dont elles ont transformé tout un secteur. Selon lui, restaurateurs, livreurs, et les applications elles-mêmes sont perdantes dans l’économie de la livraison de repas à domicile.

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UberEats, Deliveroo… Certains d’entre nous les utilisent toutes les semaines, parfois avec un soupçon de culpabilité. Les mauvaises conditions de travail des livreurs ne sont plus un secret. Et les pertes de profit qu’elles causent aux restaurateurs commencent elles aussi à se savoir. Malgré cela, les applis continuent leur folle expansion. Deliveroo se targue d’avoir doublé son nombre de commandes au premier semestre 2021.

Quelles sont les réelles conséquences des applis de livraison à domicile pour le monde de la restauration ? Corey Mintz, ex-cuisinier devenu critique culinaire puis journaliste spécialiste de la restauration et auteur de The Next Supper : The End of Restaurants as We Know Them and What Comes After (PublicAffairs, novembre 2021) nous livre son analyse sur ce qu’il nomme dans son ouvrage la « virtualisation des restaurants » .

À vos yeux, les applis de livraison sont tout simplement une arnaque. C’est un terme fort, pouvez-vous expliquer votre conviction ?

Corey Mintz : Je ne crois pas que cela soit problématique d’utiliser des mots durs pour définir des entreprises prédatrices qui ont pris le dessus sur l’ensemble de l’industrie de la restauration.

Ces entreprises ont peaufiné pendant une décennie leur discours marketing. Elles ont promis aux clients « de commander chez leurs restaurants préférés beaucoup plus facilement » . Imaginez qu’avant, nous devions aller au restaurant, quelle horreur… Elles assurent que les restaurateurs font de meilleures affaires grâce à elles. Sauf que rien de cela n’est vrai. Le modèle des applis de livraison est d’aller chercher les clients d’un business existant – les restaurants – en coupant certaines étapes du service. Sauf que le coût de livraison est en grande partie payé par les restaurants eux-mêmes. La plupart des applications de livraison prélèvent 30 % de commission sur chaque commande à des restaurateurs dont la marge se trouve entre 4 et 12 %. Cela a détruit leur profitabilité. Toutes ces raisons me font dire que cela a tout d’une arnaque.

Ce n’est donc pas profitable pour les restaurants, les clients se font quelque part arnaquer, ce n’est pas non plus viable pour les livreurs, et les entreprises comme Deliveroo et UberEats ne sont toujours pas bénéficiaires. Si ce business est perdant pour tous et que tout le monde commence à le savoir, pourquoi cela continue ?

C. M. : Je pense qu’il y a deux raisons à cela. La première, c’est que rien ne l’arrête. Les tentatives de régulation dans différents pays, soit pour protéger les livreurs soit pour protéger les revenus des restaurateurs, n’ont pas été suffisantes. L’autre raison, c’est que les investisseurs sont persuadés du potentiel de ces entreprises en forte croissance, même si pour le moment elles ne sont pas bénéficiaires. Une fois qu’elles seront complètement consolidées, qu’il n’y aura qu’un ou deux acteurs à l’échelle internationale, elles pourront ajuster leur modèle en baissant leurs coûts… et devenir le prochain Amazon. C’est un mantra souvent répété dans le secteur de la tech : Amazon a perdu de l’argent pendant des années, donc nous sommes prêts à faire de même s’il y a une chance de devenir un géant de la tech. Pourtant d’un point de vue du consommateur, la dernière chose dont on a besoin c’est d’un nouvel oligopole ou monopole façon Amazon sur le e-commerce.

Par ailleurs, dire que ces applications ne sont pas bénéfiques, en particulier pour les restaurants, peut paraître banal aujourd’hui. Mais il y a encore deux ans ce discours n’était pas vraiment entendu. Il s’est surtout répandu depuis le début de la pandémie. Tout le monde a brièvement pensé que commander via ces applis permettrait aux restaurateurs de survivre avant de réaliser que ce n’était pas le cas. Les médias ont leur part de responsabilité. Pendant longtemps, ils ont acclamé ces nouveaux modèles d’entreprises sans questionner leurs conséquences pour les utilisateurs et les entreprises existantes.

L’autre raison, et vous la décrivez dans votre livre, c’est que nous sommes devenus addicts à ces applications car elles sont devenues des « dépenses de frustration » …

C. M. : Oui, cette idée vient de l’essayiste Eve Turow-Paul. Les jeunes générations s’offrent ce confort même si c’est au-dessus de leurs moyens parce qu’ils savent qu’ils ne pourront peut-être pas s’acheter un appartement de sitôt, ni fonder une famille, ni faire des économies pour la retraite… C’est particulièrement vrai dans les grandes villes où les loyers sont chers comme New York. Là où je vis à Toronto, les personnes de trente-cinq ans et plus commencent à peine à songer à acheter un appartement. Pour ceux qui ont la vingtaine, cela paraît très loin voire inatteignable, donc ils préfèrent dépenser ce qu’ils ont dans des dépenses qui peuvent paraître inutiles, mais qui les aident à surmonter une mauvaise journée. Vous vous faites un plaisir éphémère, parce que le futur n’est pas forcément réjouissant, décrit l’universitaire Jeongmin Kim au sujet des jeunes coréens, très friands de ce type de « fuck it expense » .

Le problème c’est que le confort que vendent les applications de livraison ne correspond pas à la réalité. Dans leur discours marketing, ces entreprises promettent que le temps que vous gagnez à ne pas aller au restaurant ou à vous faire à manger, vous en profiterez en temps de loisir. Mais la réalité c’est que ce temps sert généralement à travailler plus…

Les applis de livraison ne sont pas au dernier stade de leur développement. Vous expliquez qu’elles évoluent très rapidement. La dernière importante transformation du secteur est apparue avec le phénomène des ghost kitchens (ou dark kitchens). Pouvez-vous revenir sur ce modèle ?

C. M. Une ghost kitchen c’est une société qui achète des espaces commerciaux et les rénove pour y construire de multiples petites cuisines professionnelles louées à une dizaine d’opérateurs différents. Chacun de ces opérateurs peut parfois vendre ses plats sous cinq noms de restaurants différents en ligne. Les menus sont très semblables voire identiques mais marketés différemment selon le type de clients et de quartiers qu’ils souhaitent cibler. C’est assez fascinant. Pour des restaurateurs bien installés, ayant plusieurs enseignes physiques, ce modèle est très attractif pour s’implanter à moindre coût et à moindre risque dans de nouvelles zones de livraison. Plutôt que de dépenser plusieurs millions de dollars pour monter un restaurant dans un quartier chic de Manhattan par exemple, ils ne dépensent que 80 000 dollars pour investir une cuisine fantôme. Mais ce modèle est incroyablement dur pour quelqu’un qui n’a pas déjà un restaurant physique et qui cherche à se lancer uniquement par ce biais.

Le phénomène des ghost kitchens était encore assez nouveau il y a deux ans, aujourd’hui il est très répandu. Certaines applis de livraison comme Deliveroo et DoorDash ont développé leurs propres filiales de dark kitchens. Kroger et Walmart, les plus gros acteurs de la distribution aux États-Unis, se sont récemment lancés sur ce créneau. Eux aussi se battent pour obtenir un pourcentage des dépenses liées à la restauration, en très forte progression aux États-Unis, comparées aux dépenses liées aux courses, malgré un ralentissement de cette tendance avec la pandémie.

Vous prédisez qu’un jour, il est possible que les applis de livraison finissent par se débarrasser des restaurateurs…

C. M. : La valeur la plus importante pour ces entreprises n’est ni l’immobilier, ni le profit, mais la donnée. Une fois qu’elles auront toutes les données nécessaires sur qui sont les clients des restaurants, l’heure à laquelle ils commandent, leurs plats préférés, le prix qu’ils sont prêts à payer, et une fois qu’elles se seront appropriés le savoir-faire du restaurateur puisque qu’elles les hébergent grâce aux dark kitchens, elles pourront très bien s’en débarrasser. C’est une théorie qui peut paraître un peu conspirationniste, mais c’est finalement ce qu’Amazon a fait sur le marché du e-commerce.

La Commission européenne a récemment annoncé sa volonté de faire des travailleurs des plateformes des salariés. Ces régulations peuvent-elles changer la donne ?

C. M. : Nos choix individuels comptent, je préconise de supprimer ces applications car c’est un moyen de raisonner sa propre consommation, et d’influencer les autres. Mais cela ne changera pas grand-chose pour ces entreprises. La régulation reste le nerf de la guerre. Encore faut-il que les essais de réglementation aboutissent. En 2019, la Californie a passé une loi similaire à celle proposée par l’Union européenne il y a quelques jours. Sauf que les plateformes ont dépensé des centaines de millions de dollars en lobby, pour que la loi ne passe pas. Et ils ont gagné. L’enjeu c’est d’avoir de meilleurs décideurs qui comprennent le secteur de la tech. Il faut aussi que les citoyens comprennent les enjeux car certaines de ces lois ont été votées sous forme de référendum et que les applications de livraison n’hésitent pas à essayer de convaincre leurs utilisateurs de voter en leur faveur. (…) Lire la suite sur L’ADN

 

CoreyMintz

Corey Mintz est un journaliste alimentaire indépendant (New York Times, Globe and Mail, Eater et autres), se concentrant sur l’intersection entre ce que nous mangeons et les affaires, la politique, l’agriculture, l’éthique, l’utilisation des terres, le travail (ou le travail, comme il est orthographié au Canada), l’éducation et la culture. Il a été cuisinier et critique gastronomique. Pour sa chronique de longue date Fed, il a organisé 192 dîners, mettant en vedette des politiciens, des réfugiés, des criminels, des artistes, des universitaires, des acupuncteurs, des laveurs de vitres de grande hauteur, des barbecues compétitifs et un singe. Il est l’auteur de deux livres et demi. Il vit à Winnipeg avec sa femme Victoria et leur fille Cookie Puss.

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