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Une poignée de femmes décide de s’attaquer à un monstre qui les oblige à ­travailler dans son immense propriété jusqu’à l’épuisement. Il ne s’agit pas d’un conte d’horreur, mais d’une réalité qui frôle la fiction et qui choque. L’hôtel Ibis Clichy-Batignolles fait ­partie de l’empire Accor, une multinationale qui possède des milliers d’établissements sur les cinq continents. Le géant parisien de 706 chambres est entretenu quotidiennement par une cinquantaine de femmes de chambre, immigrées venues d’Afrique de l’Ouest et Maghreb. La cadence de travail infernale est imposée par la ­société de sous-traitance STN TEFID, qui les emploie.

Leader français du secteur de la propreté hôtelière, cette entreprise est aussi championne en matière de maltraitance de ses employé·es. La corvée silencieuse et invisible des Africaines prend fin le jour du soulèvement d’une vingtaine d’entre elles en 2019. Après vingt-deux mois de mobilisation exceptionnelle, elles obtiennent gain de cause pour la plupart de leurs revendications. Le 21 mai 2021, jour mémorable de leur victoire, ­restera une référence pour les nombreuses victimes de l’oppression sociale, produit d’une «économie de l’épuisement et de l’usure des corps racisés et genrés», selon la politologue et militante féministe décoloniale française Françoise Vergès.

Artiste et organisatrice culturelle née à Genève en 1985, Ramaya Tegegne arrive à Paris après la révolte des femmes de chambres, ce qui éveille en elle le désir d’écrire une pièce de théâtre sur la base de leurs ­témoignages. Particulièrement préoccupée par les rapports de domination dans notre société, celle qui considère que la contestation peut aussi devenir une œuvre d’art veut promouvoir par ce biais le combat de ces femmes contre l’injustice. Proche du théâtre documentaire qui, selon son théoricien Peter Weiss (1916-1982), «tente d’arracher une parcelle de réalité à la continuité vivante», le spectacle proposé par Ramaya Tegegne offre une deuxième vie à la grève. Entretien.

Comment avez-vous rencontré les grévistes?

Ramaya Tegegne: Le mouvement de grève des Africaines, entamé durant l’été 2019, a bénéficié d’une large couverture médiatique en France. L’image de ces femmes déterminées, ne lâchant rien, ne me quittait plus. J’ai décidé de déposer un dossier de candidature pour une résidence à Paris auprès de la Ville de Genève. Une fois sur place, j’ai découvert à ma grande surprise des femmes très drôles et pleines de vivacité.

Lorsqu’elles partageaient avec moi certains aspects, parfois très durs, de leur vie et de leurs conditions de travail, elles le faisaient toujours avec beaucoup d’humour, une preuve de résilience que j’admirais autant que leur sincérité. Au cours de mes recherches, j’ai été accompagnée par Tiziri Kandi, animatrice à la CGT-HPE, syndicat des hôtels de prestige, qui a soutenu leur lutte sans relâche. Elle m’a arrangé de nombreux entretiens avec les grévistes. D’ailleurs, samedi 12 février, à l’issue du spectacle au Théâtre de l’Usine, nous invitons deux ­grévistes de l’Ibis Clichy-­Batignolles, Esper Kimissa et Rachel Keke, et deux syndicalistes de la CGT-HPE, Tiziri Kandi et Claude Levy, pour leur rendre hommage. Elles seront accompagnées par Merita Elezi, secrétaire syndicale du SIT de Genève pour le nettoyage.

Le conflit a éclaté à cause des conditions de travail déplorables des femmes africaines. Pourriez-vous évoquer le contexte de cet acte de désobéissance collective, rare chez les travailleur·euses immigré·es?

Chez Ibis, les problèmes liés au dénigrement et au harcèlement moral des travailleuses sont monnaie courante. Victimes d’escroqueries de la part de la société de sous-traitance qui les embauche, elles sont volontairement maintenues dans une situation de précarité salariale. Bénéficiaires d’un titre de séjour de courte durée, ces immigrées, toutes mères de familles, sont contraintes d’accepter les conditions d’un quasi-esclavage sur leur lieu de travail.

Avant que la grève n’éclate, chacune était censée nettoyer et préparer, selon le contrat, une vingtaine de chambres en six heures de travail. En réalité elles étaient souvent astreintes à faire le double, sans que leur salaire n’augmente. A leur arrivée le matin, elles ne savaient jamais à quelle heure elles pourraient partir. Exploitées et sous-payées, elles gagnaient entre 800 et 1200 euros par mois.

Comment ont-elle pu poursuivre dans ces conditions?

Peu de temps avant la grève, face à un épuisement inéluctable, dix salariées ont été mises en arrêt de travail. A la reprise de leur activité, le médecin du travail a demandé de réduire à dix le nombre de chambres par jour. Sans scrupules, leur patron a décidé de transférer ses employées dans un hôtel plus luxueux où, effectivement, elles auraient moins de chambres à faire, mais avec des surfaces nettement supérieures à celles de l’Ibis.

C’était la goutte de trop. Outrées, les femmes de chambres se sont adressées à la CGT-HPE, un syndicat de confiance ayant gagné de nombreux bras de fer. Avec leur soutien, elles ont fini par obtenir satisfaction pour la quasi-totalité de leurs revendications, dont des revalorisations salariales de 250 à 500 euros, une indemnité repas de 7,30 euros par jour, une réduction des cadences et l’arrêt de mutations abusives. En revanche, la fin de la sous-traitance n’a pas été obtenue. Alors, le combat continue!

De quelle manière avez-vous pensé votre mise en scène?

Pour réaliser la pièce, qui met en lumière la valeur de la résistance collective, je me suis ­inspirée de la méthode mise au point par le Théâtre de l’opprimé, fondé dans les années 1960 au Brésil par Augusto Boal, en réponse à la répression politique du régime militaire.

Comment la pièce a-t-elle été conçue?

Réparti en quatre actes, le spectacle est basé sur un texte qui s’inspire de mes entretiens avec les femmes de chambre de l’hôtel Ibis Clichy-Batignolles. La matière narrative s’organise autour de la grève. Je compose avec un volet plus documentaire et une approche fictionnelle qui me permet de créer des variations dans l’écriture scénique et qui apporte aussi de la fantaisie. (…) Lire la suite sur Le Courrier

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