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Du Club Med au Mama Shelter, l’épopée de la famille Trigano

Ecarté de la direction du Club Med par ses actionnaires, Serge Trigano a depuis fondé avec ses fils la chaîne d’hôtels Mama Shelter. A 74 ans, il signe une autobiographie familiale. Et en profite pour régler ses comptes. Interview.

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L’Obs : Votre père, Gilbert Trigano est le cofondateur, avec Gérard Blitz, du Club Méditerranée. Une grande partie de votre livre lui est consacrée et raconte les débuts de cette incroyable saga. Il était nécessaire de le remettre au centre de l’histoire ?

Serge Trigano : j’ai surtout voulu puiser dans les racines du Club, car cette aventure raconte aussi l’histoire qui vient après, celle du Mama Shelter. Une formidable réussite familiale ! Et il se trouve que je connais bien, de l’intérieur, les débuts du Club Méditerranée. J’avais de nombreuses anecdotes à raconter : comme le jour où Gérard Blitz consulte un annuaire et tombe sur le nom des Trigano…

L’aventure du Club Med tiendrait donc à une ligne sur un bottin…

En fait, c’est en 1949 que Gérard Blitz découvre à Calvi un village de toile (le club Olympique N.D.L.R.) crée par d’anciens sportifs comme lui. Il s’y rend avec son épouse Claudine, originaire de Tahiti et passionnée de mysticisme oriental. Marqué par la guerre, lui n’aspire qu’à offrir du bonheur aux gens. Quand il quitte la Corse cette année-là , il tient son projet, mais doit trouver des partenaires pour le financer.

Il se rend au ministère de l’Industrie de l’époque, demande qu’on lui donne le nom des fabricants de matériel de camping. On lui tend alors un bottin. Et il tombe sur Trigano Père & fils. Il se dit qu’une famille, c’est mieux que « Quelque chose & Cie ». Il appelle, et Gilbert (tout au long de l’interview Serge Trigano l’appelle indifféremment Gilbert ou mon père N.D.L.R.) répond. C’est un coup de foudre amical. Mon père va lui louer le matériel dont il a besoin sans pratiquement aucune garantie. Le 27 avril 1950 les statuts de l’association à but non lucratif sont déposés

Jeune enfant, puis adolescent, que représente pour vous le Club Méditerranée ?

Le Club était toute la vie de mon père, c’était un travail tentaculaire. Il est certain que j’étais très malheureux de ses absences. Mais en même temps, Gilbert, qui était un conteur merveilleux, nous racontait ses voyages, les négociations pour ouvrir des endroits incroyables et encore inconnus. Il était allé dans les pays de l’Est au tout début de l’ouverture, au Maroc quand personne n’y allait…

Il avait un côté pionnier qu’il savait faire partager. C’est vrai que ce métier était incroyable : il touchait à la politique, au cœur des hommes, à la restauration, à la décoration… Il y a peu de métiers qui donnent accès à autant de choses.

Vous avez 15 ans et soudain votre père vous traite de feignant. La scène vous marque et vous commencez, enfin, à vous intéresser à cette entreprise. Ce « coup de pied » était-il nécessaire ?

Oui ! C’est vrai que cette scène m’a marquée (rires, N.D.L.R.). Gilbert était tout en gentillesse, jamais une remarque. Mais un jour, après être arrivé à la maison – on habitait près de la gare du Nord à l’époque – il descend de la voiture et il me dit : « Tu es un cossard ». Il n’avait pas vraiment tord et il est vrai que je ne travaillais pas beaucoup au lycée, mais j’étais sidéré

Et ça a réussi ! Lors de mes premières vacances universitaires (j’étais alors en Droit à Assas), je décide d’aller voir de près ce Club Méditerranée dans lequel j’avais passé quelques vacances.

Vos débuts comme G.O ont l’air tout de même difficiles…

C’était le temps où les Gentils Organisateurs du club étaient tous des Apollons ! Ils étaient beaux, ils étaient grands, blonds, athlétiques. Ils savaient danser et chanter. Moi je ne correspondais pas du tout aux critères de sélection de l’époque. On a bien voulu me prendre quand même… peut-être parce que j’étais le fils du patron. Honnêtement ils m’ont gentiment embauché, et ils auraient pu tout aussi gentiment me dégager car au début j’ai fait pas mal de bourdes. Mais à partir de là, je suis pris dans l’amour de cette boîte.

Accueil des G.M à Tahiti, et GO en uniformes…Tahiti dans les années 60

Vous devenez G.O puis vous passez chef de village. C’est l’époque un peu déjantée immmortalisée par les « Bronzés » en 1978. Quel souvenir en gardez-vous ?

Mes premiers pas au Club ont lieu à la fin des années 60. Il doit y avoir alors une vingtaine de Clubs, essentiellement des villages de cases avec les sanitaires en commun, mais il y régnait un esprit très particulier et extrêmement bienveillant, même envers moi ! Il faut dire que les premiers chefs de village étaient des personnages atypiques à tout point de vue. On était à des dizaines d’années-lumière d’un directeur d’hôtel actuel. Ils aimaient un peu, voire beaucoup la boisson, mais ils apportaient un esprit de fête que tout le monde nous enviait. J’ai eu la chance d’être intégré dans l’équipe. Et fils de patron ou pas, il fallait qu’ils m’acceptent. Finalement, ça ne s’est pas trop mal passé, et j’ai gagné ma crédibilité. Plus tard, mon père m’a proposé de prendre la direction de la zone Etats-Unis. J’y suis resté 5 ans.

Lorsque en 1993 Gilbert Trigano vous a confié les rênes de l’entreprise, vous sentiez-vous prêt ?

J’avais fait tout le parcours initiatique… (rires, N.D.L.R.). Pour Gilbert, le club était toute sa vie. S’il a poussé à ma nomination, c’est qu’il a pensé que j’étais la bonne personne. Mais je suis sûr que s’il avait estimé que ce n’était pas le cas, il n’aurait pas hésité à changer. Quand il a lâché la direction, il n’y avait alors aucun actionnaire majoritaire. Il avait les mains libres.

Mais certains, comme l’UAP, souhaitaient se désengager. Et les Agnelli, à l’inverse, voulaient diversifier leurs activités et s’intéressaient au tourisme. Actionnaires de longue date, ils deviendront majoritaires avec 20 % des actions. Au début, je n’ai pas vu arriver le mal. Je savais pourtant que ce n’étaient pas des enfants de chœur, mais je pensais qu’ils seraient fidèles à la famille. Je me suis bien trompé.

A quel moment avez-vous senti l’étau se ressérer ?

Au moment des comptes de l’année 96 : les comptes n’étaient pas en phase avec les prévisions, comme on dit. Mais j’ai fais une erreur de communication en j’annonçant des profits alors que l’année en cours est en dessous des attentes du marché. J’assume la faute mais j’en ai payé le prix fort.

Le club de Corfou, dans les années 50

A l’époque, j’avais une stratégie simple : continuer la montée en gamme du Club, tout en gardant les villages de la première génération et ceux du Club Aquarius, plus abordables, pour que les gens qui aimaient la formule du Club et qui n’avaient pas les moyens de se payer des hôtels de luxe, puissent venir. Je voulais garder l’esprit et les valeurs du Club Méditerranée, l’esprit généreux des débuts. Quoi qu’il en soit, les dés étaient jetés : ils avaient pris un cabinet de chasseur de tête depuis plusieurs mois.

Votre éviction a été violente. Vous évoquez même une scène digne du « Parrain », le film de Francis Ford Copolla. N’est-ce pas exagéré ?

Dans la vie, il y a des scènes qu’on n’oublie pas. Celle-là est forte. C’est l’avocat des Agneli, Gian Luigi Gabetti, a demandé à me voir en tête à tête. L’homme était d’une grande élégance, avec un visage à la Borgia, mais il était aussi d’une violence incroyable. Il m’a dit – c’est ce que j’écris dans le livre – que si j’intentais la moindre action contre eux, si je disais la moindre parole négative, il me détruirait partout dans le monde. Et il a insisté sur ces mots. Je n’ai pas peur de le dire car cela s’est passé comme cela. Je l’ai vécu et je tenais à le raconter.

Avec mon père, on a essayé de négocier un protocole d’accord pour que je garde certaines fonctions opérationnelles. Mais rien n’a été respecté. Les promesses, même écrites, n’ont pas été tenues. Je me suis retrouvé dans un bureau à l’écart, sans téléphone, sans rien. Les administrateurs m’ont tourné le dos, mais les salariés – les plus humbles, comme c’est souvent le cas dans ce genre d’histoires – m’ont écrit des lettres merveilleuses. Ils avaient compris que le Club changeait d’époque.

Comment êtes-vous parvenu à rebondir ?

D’abord, j’ai fais une dépression, n’ayons pas peur des mots. Mais heureusement, j’avais ma famille autour de moi. Avec mes deux fils, on a cherché comment rebondir. On a d’abord pensé à monter un « Resort » au Maroc. Mais l’affaire a échoué sans qu’on comprenne vraiment pourquoi. Tout était prêt, les documents étaient signés et au dernier moment le gouverneur de la province de Marakech m’a convoqué et m’a demandé de choisir un autre site car celui-ci était préempté. Après 4 années d’efforts et de négociations, c’était un choc. Je suis vraiment écœuré.
J’ai décidé de tout d’arrêter tout et je me suis mis à réfléchir à une nouvelle forme d’hôtellerie. Dans cette nouvelle aventure, mes fils m’ont accompagné, ainsi Philippe Stark, un ami fidèle qui ne m’a jamais lâché, et Cyril Aouizerate, un brillant urbaniste et un infatigable optimiste, associé de la première heure.

Le Mama Shelter rue de Bagnolet à Paris, comme un air de famille…

La naissance du Mama Shelter de la rue de Bagnolet est le fruit d’une réflexion sur un changement de société. Pouvez-vous l’expliquer ?

On était en 2001 et l’on se disait que le monde était en train de changer. Je pensais que les gens iraient toujours au bord de la mer, qu’ils chercheraient toujours l’évasion, mais qu’ils voudraient aussi des vacances plus courtes, des « city break », pour passer 3 ou 4 jours au Maroc, à Berlin, à Londres et aller voir un concert ou un match de foot.

Alors, on s’est mis à travailler sur un hôtel urbain différent du modèle classique des chaînes. On voulait qu’il soit plus ancré sur le territoire de la ville, avec une belle offre de restauration – celle du chef Alain Senderens – pour donner envie aux habitants de s’y rendre. On a repris aussi un peu les valeurs du club : la gentillesse et la gaîté.

Vous aviez épuisé une partie de vos ressources dans le « Resort » marocain, comment êtes-vous parvenu à financer ce nouveau projet ?

J’ai misé l’argent qu’il me restait dans cette nouvelle aventure. Mais cela ne suffisait pas, évidemment. J’ai mis beaucoup de temps à convaincre les banquiers qui ne croyaient pas au concept, et se disaient qu’un mec qui a été viré d’une boîte ne peut pas être vraiment fiable… Et puis à un moment donné, à force de persévérance, j’ai réussi à convaincre la Caisse d’Epargne. Et le projet a pu démarré.
C’est mon fils Benjamin et Philippe Stark qui ont trouvé le nom en mixant les mots « shelter » ( l’abri qui protège) et « Mamma » ( la mère qui nourrit, remonte le moral). On a trouvé l’association marrante et pleine de signification. Au début, tout le monde s’est moqué de nous en disant que ce n’est pas un nom pour un hôtel. Mais c’est finalement un des facteurs de notre succès, car il raconte bien notre histoire.

A quel moment avez-vous eu le sentiment de tenir votre revanche ?

Dès l’ouverture, quand on a inauguré le Mama Shelter en 2008 et que les clients ont afflué, s’émerveillant de la décoration de Philippe Stark et du concept ! Là, on se dit qu’on tenait « un truc ». Et puis, il y a un article dans le Nouvel Observateur qui a déclenché un véritable élan. Il y a alors eu un engouement médiatique autour de cette résidence de loisirs de l’Est Parisien. Et partout dans le monde ! On a des articles au Japon, aux Etats-Unis…

Alors, quelle histoire allez-vous raconter, maintenant ?

Il faut continuer à faire grandir cette maison et essayer de survivre dans une crise épouvantable. Au départ, la crise financière de 2007 nous a plutôt été favorable car les entreprises devenaient plus rigoureuses, plus économes. Les clients pouvaient alors descendre dans des hôtels moins chers mais dessinés par Stark, avec les valeurs des Trigano.

La crise du Covid est différente. Là, c’est très compliqué : on ouvre, on ferme, on navigue à vue. On a la chance d’avoir une grosse partie de restauration qui nous permet de maintenir les équipes au travail. Honnêtement, si on compare avec ce qui se passe dans les autres pays, l’Etat ne nous lâche pas et les mesures nous soutiennent. Et puis, on regarde vers l’après. Je pense que les gens vont continuer à voyager. Le télétravail, c’est très bien, mais on ne peut pas passer sa vie sur Zoom et diriger sa boîte à distance. Il faut que les garçons et les filles se parlent, se voient, échangent et s’engueulent en direct. Il faudra retrouver des lieux de vie.

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