Il y a quelques mois, Nour* a sauté le pas. La Lausannoise d’adoption projette d’ouvrir sa propre épicerie fine. Une décision prise suite à une énième expérience catastrophique dans un établissement.
«Quitte à être exploitée par quelqu’un, autant le faire moi-même, lâche la jeune femme. J’espère pouvoir à terme engager deux employés. Je les payerai correctement et leur donnerai des conditions de travail respectables.»
«Le Covid n’a pas aggravé la situation dans le milieu: il a juste mis en lumière et exacerbé ses problèmes systémiques. Les mesures prises pendant la pandémie ont surtout compliqué le travail de personnes qui travaillaient déjà dans des conditions difficiles.»
Yannis*, gérant de bar
Nour et Yannis sont loin d’être les seuls à s’être lassés de la restauration. Pendant la pandémie, la branche est le secteur qui a connu le plus d’abandons de métier, constate le Secrétariat d’État à l’économie (SECO) dans un rapport publié en début d’année. Il y a ceux qui ont dû chercher un autre emploi suite aux fermetures des établissements, et ne reviendront pas en arrière.
Mais le SECO identifie des raisons plus profondes: les conditions de travail peu attrayantes éloignent les travailleurs qualifiés et dissuadent les éventuels futurs employés.
«Le Covid n’a pas aggravé la situation dans le milieu: il a juste mis en lumière et exacerbé ses problèmes systémiques, analyse Yannis. Les mesures prises pendant la pandémie ont surtout compliqué le travail de personnes qui travaillaient déjà dans des conditions difficiles.»
Débriefings au milieu de la nuit
À peine la douceur de la belle saison installée, les Lausannois se réunissent sur les terrasses qui jalonnent leur ville pentue. Mais il y a l’envers du décor. Nour, gérante de l’un de ces lieux de rencontre estivaux, a traversé l’été 2020 comme dans un trou noir.
«Pendant six mois, j’ai empilé des semaines de six jours d’affilée sans jamais récupérer, avec des journées commençant le matin et pouvant s’étendre facilement jusqu’à 3 h du mat’.»
Le bar est l’un des lieux très prisés de la gauche alternative lausannoise. En coulisse, les idéaux sont vite relayés aux oubliettes. «Le cahier des charges était démentiel, se souvient Nour. J’ai même dû faire la comptabilité, alors que je suis étrangère et ne connaissais rien du système suisse.»
Alors que la saison bat son plein, le patron décide de partir en vacances à l’autre bout du monde. «Je faisais des horaires de fou, et il exigeait que je fasse des débriefings au milieu de la nuit à cause du décalage horaire!» Elle craque. «J’ai démissionné en pleine saison. Je l’ai laissé se débrouiller.»
Heures supplémentaires impayées
Les employés que nous avons rencontrés ont presque tous dénoncé des horaires très lourds. Les heures supplémentaires ne sont souvent pas comptabilisées, et donc impayées (lire encadré).
L’histoire de Boris et Manuel en présente un exemple édifiant. Pour eux, le cauchemar débute lorsqu’ils pénètrent dans la boulangerie, à 3h du matin. Nous sommes le 23 décembre, à la veille des Fêtes. Tous deux travaillent dans une petite boulangerie zurichoise qui fournit notamment des entreprises de la restauration et gère des commandes privées.
D’habitude, les journées commencent bien avant l’aube et ne finissent jamais avant 11 heures ou midi. Ce jour-là, les deux pâtissiers vont tripler leur horaire.
34 heures d’affilée
Un sac blanc les attend. Son contenu laisse les deux hommes pantois: la besace déborde de bons de commande de gâteaux sophistiqués. Les clients exigent pour Noël des inscriptions spéciales, des fleurs, des nœuds, toutes les fantaisies possibles. «On parlait là d’une charge de travail pour au moins six personnes», évalue Boris, qui exerce son métier depuis vingt ans.
Et pourtant, ils restent à deux. Les tâches ordinaires s’ajoutent aux commandes de Noël, des croissants aux vermicelles, en passant par la focaccia. Au cours de la journée, de nouvelles commandes de gâteaux arrivent à la boulangerie. Les deux hommes ont l’impression que les supérieurs n’en refusent aucune. Sans aucun égard pour les deux confiseurs débordés.
Les pâtissiers travaillent sans relâche, pétrissant, façonnant, garnissant, décorant les gâteaux les uns après les autres. Ils ne quittent la boulangerie qu’au bout de 34 heures de labeur, comme le prouve leur fiche de salaire.
«Je voulais utiliser le surplus de mes heures supplémentaires pour acheter un joli cadeau de Noël à ma fille de 3 ans, vu que je n’étais pas là pour fêter avec elle», raconte Boris, 37 ans. Mais il ne recevra rien. À ce jour, les deux hommes attendent toujours que leurs heures supplémentaires soient payées.
L’enfer des stations de montagne
Selon Boryana Dikova, «beaucoup d’employés ne savent pas comment se défendre». À 33 ans, la jeune femme a elle-même travaillé dans le service pendant plus de treize ans. Elle a finalement tourné le dos au secteur pendant la pandémie et est devenue secrétaire syndicale Unia pour la région de l’Oberland bernois.
«J’ai vécu mes pires expériences dans les stations de montagne, où pratiquement seuls des étrangers sont employés. Parce qu’ils ne connaissent pas leurs droits», souligne cette Bulgare d’origine.
«J’ai vécu mes pires expériences dans les stations de montagne, où pratiquement seuls des étrangers sont employés. Parce qu’ils ne connaissent pas leurs droits.»
Boryana Dikova, secrétaire syndicale Unia
Difficile de qualifier autrement la manière dont a été traité Silvan, cuisinier de 48 ans. Chef d’’un grand restaurant de l’Oberland bernois, ce Turc garde un souvenir terrible du soir du 31 décembre 2021. Ce jour-là, il rejoint sa cuisine à 6h du matin, soit trois heures plus tôt que d’habitude. La journée s’annonce très chargée. L’hôtel auquel le restaurant est rattaché est plein. Ce soir, ils serviront un menu du réveillon composé de cinq plats. S’ajoutent à cela les clients du jour habituels. (…) Lire la suite sur La Tribune de Genève (réservé abonnés)
* Tous les noms ont été modifiés