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La Russie cherche sa place sur la carte mondiale des vins

Fini les productions sucrées soviétiques, oubliée la loi sèche de Gorbatchev, la viticulture russe renaît. Reportage dans les restaurants de Moscou et les vignobles de Krasnodar.

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Un an après son ouverture, Russian Wine ne désemplit pas. Dans le centre de Moscou, c’est devenu l’un des restaurants à la mode. Sa carte des vins détonne. Elle propose uniquement des productions russes, plus de 200, pointées en différentes couleurs à travers toutes les régions sud du pays.

Russian Wine (en anglais sur le fronton comme sur l’éclectique menu) inclut sans surprise la Crimée, la péninsule ukrainienne où la viticulture revit depuis son annexion par Moscou en 2014. « Mais ne parlons pas politique ! Le vin, c’est le plaisir… », s’enthousiasme le patron du restaurant Artur Sarkisian, tout en conseillant un Riesling de Gunko ou un Muscat de Gaï Kodzor, deux noms références de Krasnodar.

Des plantations grecques aux arrachages de Gorbatchev

Dans cette région du sud-ouest de la Russie près de la mer Noire, d’où vient la moitié de la production nationale, la légende assure que les Grecs ont planté les premières vignes. Trente-cinq ans après la « loi sèche » de Mikhaïl Gorbatchev qui avait imposé l’arrachage des vignes et sinistré ce territoire en voulant lutter contre l’alcoolisme, les pieds de chardonnay ou sauvignon blanc, venus de France, poussent aux côtés de cépages locaux tel le surprenant krasnostop.

Le « made in Russia » n’a plus rien à voir avec les méthodes post-soviétiques et les gros rouges qui tachent. « Sous l’URSS, c’était la quantité avant tout, avec des vins trop sucrés. Nous savons désormais produire de bons vins secs et la qualité ne cesse de s’améliorer », insiste Artur Sarkisian. Il sait de quoi il parle. Il publie un guide annuel des vins russes. En huit ans, l’ouvrage est passé de 55 à 500 vins référencés. La première édition avait été tirée à 1.000 exemplaires, la dernière à 13.000. « La demande en vins russes ne cesse de croître chez les Russes. Il y a bien sûr une dose de patriotisme. Mais aussi de curiosité », raconte Artur Sarkisian.

Avec le Covid et les difficultés pour voyager à l’étranger, beaucoup sont venus dans les régions du sud découvrir les productions locales. Le tourisme du vin monte en flèche. Parallèlement, à Moscou, les clubs de dégustation se multiplient. « La mentalité change, y compris chez nos distributeurs qui, pendant longtemps, pensaient que seul un vin importé était de qualité », précise Elena Porman, coordinatrice du programme « Le nouveau vin russe ».

Le gros coup du pouce du Kremlin

Le Kremlin a donné un coup de pouce, d’autant plus que de nombreux oligarques et hauts fonctionnaires dans l’élite politique se sont mis à investir dans les vignes. « Le gouvernement aide les producteurs. Avec des subventions financières, couvrant les frais de plantations de vignes. Mais aussi avec une nouvelle loi qui a permis de clarifier et mieux contrôler le secteur », explique Elena Porman. En faisant le tri, la réglementation a par exemple interdit la production de vins en vrac. Avec une victime : le français Castel qui embouteillait sur place des vins importés.

C’est un amendement à cette loi qui, l’été dernier, a déclenché une guerre du champagne. La nouvelle réglementation porte sur l’étiquetage, requérant la mention « vin mousseux » sur la contre-étiquette, derrière la bouteille, et réservant aux seuls producteurs russes le droit d’afficher « champagne » ! Tout un paradoxe aux yeux des producteurs français de Champagne, soucieux de préserver leur appellation.

La guerre du champagne

Pour protester, ils ont temporairement arrêté les ventes vers la Russie. Mais, à l’approche de Noël, la raison économique l’a emporté . Les exportations ont repris depuis le 15 septembre. La filière champenoise vend environ 1,5 million de bouteilles par an sur place. Une minuscule bulle dans un pays qui a toujours produit du « russkoe champanskoe » et autres vins pétillants. Parmi les marques reines : Abrau-Durso avec 40 millions de bouteilles par an venant d’un magnifique site sur les hauteurs d’un lac. Autre bénéficiaire : la Crimée et ses producteurs ancestraux qui, depuis l’annexion, ont connu une deuxième jeunesse grâce à la pleine ouverture au marché russe. Hasard ou non, l’une des marques phares appartient à un proche du président Poutine.

« Le champagne russe, bien sûr, ce n’est pas le vrai champagne français. Mais nous progressons », confie Vladimir Gunko. Ce solide gaillard parle d’expérience. Autour de lui, une vingtaine d’hectares s’étalent dans un superbe coin caché de la région de Krasnodar. Pour cet ingénieur mécanique de formation, le vin était une passion. C’est devenu un vrai business, avec quelque 50.000 bouteilles par an – 100.000 d’ici à 2024, selon son business plan. Vladimir Gunko se lance dans le champagne et attend sa première production l’an prochain. Pour le moment, c’est du vin. « Du terroir ! », insiste-t-il, heureux de faire déguster un Malbec de sa cave. Il s’est donné les moyens, investissant quelque trois millions d’euros et sachant se montrer patient. « La rentabilité, cela sera pour dans longtemps », sourit-il au milieu de ses vignes.

Bouchons et cuves, tout est importé

Chez Gunko, comme partout à Krasnodar, tout est importé, depuis les pieds de vigne jusqu’aux bouchons, en passant par les cuves et équipements de filtration. Producteurs européens et intermédiaires russes réussissent aussi à faire entrer indirectement du matériel occidental en Crimée, malgré les sanctions interdisant ces importations. Toutes les machines viennent de France, d’Italie ou d’Allemagne. Dans la viticulture, la Russie est ainsi rattrapée par son insuffisante diversification industrielle, loin des matières premières, et par les faiblesses de son tissu de PME. D’où, pour les vins, des coûts de revient élevés et donc des prix forts dans les magasins moscovites.

« Si la viticulture russe renaît, l’industrie en amont reste en retard », confirme Frank Duseigneur, l’un de ces nombreux professionnels français qui ont posé leurs bagages et ambitions sur ces terres de Krasnodar. Il veille sur les vignes du Château de Talu, un million de bouteilles par an avec une centaine d’hectares de production et, chaque année, 15 hectares de nouvelles plantations. Après un musée, un restaurant et une salle de dégustation, un hôtel et un spa sont en projet car, parallèlement, le tourisme du vin se développe vite dans la région.

Château de Talu et palais de Poutine

Le site impressionne sur les hauteurs de Guelendjik, station balnéaire devenue internationalement connue depuis que l’opposant au Kremlin Alexeï Navalny a publié en janvier une vidéo sur le palais de Vladimir Poutine. Un immense domaine immobilier doublé… d’un vaste champ de vignes.

Des terres du château de Talu, on peut imaginer ce palais de Poutine plus loin, sur un point de la côte. « On est en bord de mer mais caché par les montagnes. Une localisation unique pour le vin ! », s’exclame Frank Duseigneur qui, en pleine vendange des Merlots, parle business avant tout. « Autre problème : il n’y a pas assez de formation. La Russie doit améliorer la qualité de son travail. Quand, ici, ils taillent les vignes, c’est 250 pieds par jour contre 1.000 en France. Quand ils cueillent, c’est 350 kg par jour et par personne, contre une tonne en France », regrette l’ingénieur agricole.

En Russie, avec 90.000 hectares de vignes (loin derrière les 750.000 en France), la densité est aussi moindre que dans l’Hexagone : 1.000-4.000 pieds par hectare, contre 5.000-8.000. « Mais que de progrès ! Il y a vingt ans, personne ne comprenait le potentiel de cette région et, à Moscou, on ne trouvait pas un seul vin russe de qualité », se souvient Renaud Burnier. Ce Suisse, avec sa femme russe Marina, a fondé un domaine qui, à Krasnodar, est désormais un modèle.

« Lorsque nous sommes arrivés, la viticulture était abandonnée, le matériel vétuste, la population découragée. Seul avantage, cela a permis à la terre de se reposer pendant quinze ans. » Sa priorité : les vins gastronomiques, sans engrais ni insecticides. « Notre vin a le goût du terroir russe mais la rigueur et le souci du détail suisses ! », plaisante Renaud Burnier dont le domaine de 50 hectares près de la cité balnéaire d’Anapa produit 200.000 bouteilles par an. « Aujourd’hui, nous ne sommes plus les seuls… »

Les Russes boivent moins et mieux

Cet essor des vins « made in Russia » intervient alors que, parallèlement, les habitudes de consommation changent. Surtout chez la classe moyenne des grandes villes, les Russes boivent moins et autrement. Moins de vodka et de mauvais vins. Plus de bières et de bons vins. Chaque Russe de plus de 15 ans consomme en moyenne 11,1 litres d’alcool pur par an, soit moins que les Français (11,7 litres). Luttant contre l’alcoolisme, le gouvernement a réussi à faire chuter cette consommation par individu de 43 % entre 2003 et 2016 grâce à de volontaristes mesures de restriction, notamment sur la publicité et la vente.

Il ne faut pas oublier que la Russie traverse une grave crise démographique avec une mortalité élevée . Combattre l’alcoolisme, c’est augmenter l’espérance de vie. Les autorités l’ont compris. Et la société aussi.

« Priorité donc à la qualité sur la quantité. Une sorte de maturité », affirme Natalia Vremea, oenologue réputée à Moscou. « Les Russes, de plus en plus, sont à la recherche de vins authentiques, cépages intéressants, terroirs naturels. Contrairement aux Français qui ne boivent que du vin français, ils sont comme les Anglais, curieux des vins du monde entier et désormais… de leurs propres vins. Par ricochet, c’est une bonne nouvelle pour les exportateurs français : la Russie prend de plus en plus goût au vin et, à terme, achètera forcément davantage de vins français. » D’autant plus que la Russie ne produit pas encore de grands crus.

La carte de l’export (…) Lire la suite sur Les Echos

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